Changer la carte: comment le changement climatique bouleverse l'industrie du vin 

Marre des étés caniculaires? Imaginez-les sans une goutte de vin pour tenir le coup

Crédit: Wolfgang Hasselmann

Margaux

En Décembre dernier, mon copain et moi avons fait un tour en Alsace. Nous avons passé quelques jours à Strasbourg et à Molsheim, un petit village absolument charmant. Aucun de nous ne connaissait la région, et nous avons adoré: nous avons flâné dans les marchés de Noël, mangé beaucoup trop de flammekueches et de fromage et, bien sûr, bu beaucoup de vin. Le Gewürztraminer, le Sylvaner et le Riesling ne nous ont pas déçus.  

Sur un coup de tête, nous nous sommes arrêtés pour une dégustation de vin au Domaine Neumeyer, où nous avons rencontré Marie, une vigneronne qui a récemment repris l'entreprise familiale avec son frère. Elle nous a servi un Riesling exceptionnel, ainsi qu’un Pinot noir (peu typique de la région), tous deux issus de vignes cultivées sur la colline d’en face. Au fil de la conversation, je lui ai parlé de ma recherche et lui ai demandé si elle percevait, dans son quotidien, des effets du changement climatique. Sans hésiter, elle nous a répondu que les vendanges avaient lieu de plus en plus tôt chaque année, une conséquence directe de la hausse des températures. Cela m'a amené à me poser la question suivante: boirons-nous encore du vin dans 50 ans? 


Même si tout le monde n’en consomme pas, il est indéniable que le vin occupe une place importante dans la production agricole mondiale. Le raisin, à la base de tous les vins, est le troisième produit horticole le plus précieux au monde, après les pommes de terres et les tomates. En 2023, 74,6 millions de tonnes de raisin ont été récoltées sur 7,1 millions d'hectares, dont 45,8 % ont été transformées en vin. 

Le vin est un produit agricole unique car une grande partie de sa réputation et de sa valeur marchande est liée à sa région de production. Les différences régionales – et donc climatiques – influencent fortement la composition du raisin, donnant lieu à une diversité de saveurs et de qualités. Depuis des siècles, les meilleures régions viticoles reposent sur un équilibre entre climat, terroir et tradition. Mais à mesure que la planète se réchauffe, cet équilibre est mis à mal


Le vin va-t-il survivre au changement climatique?

La réponse courte est OUI, nous pourrons encore boire du vin dans 50 ans. Toutefois, la filière viticole aura certainement un visage bien différent de celui d’aujourd’hui. Alors que nous nous rapprochons de la barre des +1,5 °C de réchauffement, le secteur du vin – comme beaucoup d’autres –  subit déjà les conséquences du changement climatique. Voyons brièvement comment:

Baisse des rendements

Une conséquence évidente du réchauffement climatique est la sécheresse: les températures plus élevées entraînent des épisodes de canicule plus fréquents et augmentent l'exposition des raisins aux coups de soleil. Si la vigne peut tirer profit d’un stress hydrique modéré, un stress hydrique excessif la pousse au-delà de sa tolérance, réduisant les rendements et mettant en péril la santé des vignobles sur le long terme.

D’autres aléas climatiques, tels que les pluies torrentielles, les inondations et même les incendies, sont autant de conséquences indirectes de la hausse des températures qui peuvent perturber la production et réduire les rendements. Et si les hivers plus doux peuvent sembler être une bonne nouvelle (en rendant les vignes moins vulnérables au gel), cet avantage est rapidement contrebalancé puisque les ceps commencent à pousser plus tôt dans la saison, ce qui les expose davantage aux gelées printanières.

En 2021, les récoltes dans la région française de Bourgogne ont été réduites de près d'un tiers (par rapport à la période 2016-2020) après que les vignobles aient été touchés par un gel tardif. Il y a tout juste deux ans, la production mondiale de vin a atteint son niveau le plus bas en plus de 60 ans, après avoir été touchée par une série de phénomènes météorologiques extrêmes.

Saveur & qualité

La hausse des températures modifie également la saveur et la qualité du vin, car les raisins mûrissent aujourd’hui avec plusieurs semaines d’avance par rapport aux dernières décennies. À mesure que le climat se réchauffe et que la saison de croissance se raccourcit, les acides présents dans le vin se dissocient davantage, ce qui augmente le pH et réduit l'acidité globale. En parallèle, les raisins accumulent plus de sucre, ce qui se traduit par une teneur en alcool plus élevée dans le vin produit. Aujourd'hui, il n'est pas rare de trouver des vins à 14% d'alcool, alors qu'il y a quelques années, leur teneur était de 11%.

Ces changements chimiques modifient le profil sensoriel du raisin: les vins rouges deviennent plus fruités, tandis que les vins blancs perdent de leurs notes d'agrumes. Et si un pH plus élevé peut adoucir certains arômes jugés trop “agressifs”, les vins risquent de perdre en fraîcheur lorsque l'acidité est trop faible.

Crédit: Van Leeuwen et al. (2024)

L’augmentation des rayonnements UV-B ajoute une autre couche de complexité: dans les vins rouges, elle peut renforcer la teneur en composés phénoliques de la peau et améliorer la structure tannique, tandis que dans les blancs, elle tend plutôt à diminuer la qualité et à accélérer un vieillissement atypique.

Ravageurs & maladies

Comme souvent avec le changement climatique, des hivers plus doux et des températures globalement plus élevées permettent aux ravageurs et aux maladies de survivre et de se propager plus facilement, posant une menace supplémentaire sur la vigne. L’augmentation de leur fréquence et de leur intensité obligera les viticulteurs à recourir davantage aux engrais chimiques et aux pesticides, entraînant une pollution accrue des sols et de l'eau. 

De plus, la sévérité des maladies fongiques, comme l’oïdium et le mildiou, devrait également s’accentuer en raison des changements d’humidité et de précipitations. Ces maladies sont traitées à l’aide de fongicides qui, tout comme les pesticides, ont des effets néfastes sur la santé des sols, la biodiversité et la qualité de l’eau.

Vendanges et main d’oeuvre

Au-delà des impacts physiques sur les vignobles, l’augmentation de la fréquence des vagues de chaleur dans les régions viticoles oblige les saisonniers à composer avec des conditions de travail plus difficiles. Comme la fenêtre optimale de vendange se rétrécit, la récolte devient plus difficile à organiser et nécessite plus de main-d’œuvre, ce qui augmente les coûts pour cueillir les raisins à maturité.

Ainsi, les conditions de culture dans les régions viticoles actuelles deviennent de moins en moins favorables. La carte ci-dessous montre à quoi cette évolution pourrait ressembler:

Sgubin et al. (2022) - Matériel supplémentaire.
Projection de l’évolution du potentiel viticole pour Vitis vinifera, comparée à la période de référence 1980–2009, pour trois horizons temporels: 2010–2039, 2040–2069 et 2070–2099, selon le scénario climatique RCP4.5.

On voit clairement que le bassin méditerranéen perd en potentiel, tandis que les zones favorables se déplacent progressivement vers le nord, à des latitudes plus élevées. Il ne s’agit ici que d’un scénario pour un seul type de vigne, mais l’exemple illustre bien les défis à venir pour les viticulteurs. La question est donc: comment peuvent-ils s’adapter?

Adaptation des vignobles

Et bien, tout espoir n’est pas perdu. Il existe des stratégies d’adaptation que les vignerons et producteurs peuvent – et dans certains cas ont déjà – mis en place. Ces dernières vont de l'ajustement des pratiques viticoles et de la redéfinition des cépages à l'amélioration des méthodes de vinification.

Faire face aux températures plus élevées

Une réponse pour s’adapter au réchauffement climatique consiste à déplacer les vignobles: soit vers des latitudes plus élevées, soit vers des altitudes plus hautes dans les régions montagneuses, comme le montre la carte ci-dessus. En altitude, les raisins sont moins exposés à la chaleur et bénéficient de nuits plus fraîches, ce qui leur permet de mûrir de manière plus homogène. Ces déplacements entraînent toutefois des coûts logistiques, sociaux et économiques importants. 

Dans les vignobles existants, des mesures moins coûteuses telles que les techniques de gestion de la canopée peuvent également être utiles. L'installation de filets d'ombrage ou l’ajustement du feuillage protègent les raisins des coups de soleil et de la chaleur extrême. 

Certains viticulteurs commencent aussi à expérimenter avec des cépages hybrides, plus résistants à la chaleur et aux maladies, afin d’éviter une éventuelle relocalisation des vignobles. Mais cette transition a un coût, en temps comme en argent. Une vigne met jusqu’à cinq ans avant de donner sa première récolte, puis encore plusieurs années sont nécessaires avant que les vins ne soient prêts à être commercialisés.

Préserver la saveur et la qualité

Retarder le développement de la vigne (phénologie) est un moyen de préserver les arômes et d'éviter une maturation trop précoce. Cela peut passer par l’utilisation de porte-greffes ayant des cycles de croissance plus longs, l’adoption de cépages à maturation tardive ou la modification des systèmes de conduite pour ralentir la croissance. Les viticulteurs peuvent également se tourner vers des cépages naturellement moins sensibles à la chaleur et à l'accumulation de sucre, afin de préserver l'équilibre et la fraîcheur du vin.

L'adaptation peut aller au-delà du vignoble grâce à des changements dans les méthodes de vinification, en appliquant des techniques correctives après la récolte. Par exemple, les vignerons peuvent éliminer l'excès de sucre ou d'alcool directement du vin, ou même ajouter des acides pour rétablir l'équilibre du pH. Ces méthodes n'empêchent pas les impacts climatiques dans le vignoble, mais elles peuvent aider à maintenir le style et la buvabilité du produit final.

Regards vers l’avenir

En somme, l'adaptation dans l'industrie viticole est multiforme et nécessitera une combinaison de stratégies, avec l'innovation au cœur de celles-ci! Le projet Parcelle 52, lancé à Bordeaux en 2009, en est un bon exemple. Ce projet a évalué 52 cépages (31 rouges et 21 blancs) afin de tester leur réaction au réchauffement climatique et d'évaluer le degré de précocité de chaque cépage, dans le but de fournir aux viticulteurs des conseils pratiques pour diversifier et pérenniser leurs vignobles. Ce genre de projets devra continuer à être soutenu afin d’accompagner le monde du vin dans sa transition vers des pratiques plus durables.

Comme mentionné plus tôt, le changement climatique ouvre de nouvelles possibilités dans des régions où la viticulture était jusqu’ici marginale, voire impossible. Le Danemark, la Belgique ou encore certaines parties du Canada pourraient ainsi devenir de nouveaux pays producteurs et saisir de nouvelles opportunités économiques.

Mais derrière cette perspective séduisante, une question demeure: ce déplacement du marché est-il vraiment durable? La biodiversité risque d’être fragilisée si de nouveaux vignobles s’installent au détriment de terres encore préservées, nécessitant défrichement et destruction d’habitats naturels. De même, la mise en place de nouveaux systèmes d’irrigation pourrait accentuer la pression sur des ressources en eau déjà convoitées par les communautés locales. Il ne s’agit pas de décourager les viticulteurs d’explorer de nouveaux horizons, mais plutôt de rappeler qu'il y a d’autres facteurs à prendre en compte.

Au final, cette “migration de la vigne” révèle un bouleversement profond de notre paysage agricole mondial. Les vins que vous aimez pourraient bientôt changer de goût, et leurs régions d’origine se déplacer plus au nord. Pour l’industrie, c’est un rappel important: même les traditions les plus solidement ancrées ne sont pas à l’abri d’un climat en mutation. La question n’est donc pas de savoir si le vin survivra, mais bien à quoi ressemblera la nouvelle carte du monde viticole.

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